Quand on vous propose d'aller rouler sur cet Enfer du Nord et qu'en plus, ça fait partie de votre boulot, forcément, on se dit qu'on est chanceux.

Quoique, certains journalistes avec qui j'étais ne voulaient pas rouler sur les pavés car ça fait mal, ça ne sert à rien. Et à bien y réfléchir, toute personne pleine de bon sens se dirait qu'aller rouler sur ces routes d'un autre temps, faites de gros blocs de pierres, espacés de plusieurs centimètres les uns de autres et qui, avec le temps, ne sont même plus de niveau les uns par rapport aux autres, c'est une hérésie.

Sans doute n'ont-ils pas tout à fait tort. Mais c'est aussi cela le charme de Paris-Roubaix et de ses secteurs pavés.

9 avril 2019, 5 jours avant le Paris-Roubaix des professionnels, me voici à Denain (voir sortie Strava ici). Si les coureurs professionnels n'ont pas eu droit à la pluie depuis plusieurs éditions, pour moi, aucun doute, cette journée s'annonce plus qu'humide. Il pleut. Pas fort, mais suffisamment pour rajouter un peu d'inquiétude à la journée, puisque tout le monde le sait, les pavés sont très glissants quand ils sont humides. La météo annonce ce temps toute la journée, ça simplifie le choix de la tenue.

On commence la sortie tranquillement, sur de belles routes, pour rejoindre les premiers pavés.

Le premier secteur pavé abordé est le non moins mythique secteur de la trouée d'Arenberg. Toute personne qui suit le cyclisme dans le monde connaît ce nom. Celui où la course commence vraiment. Un des secteurs les plus difficiles, avec ses 2200m de long.

Tous les journalistes étrangers présents à cet événement connaissent, tout au moins de nom, cet endroit.

A sa longueur et la qualité de ses pavés se rajoute une difficulté, sa situation géographique. Ce secteur traverse une forêt et est bordé par la Mare à Goriaux. Alors forcément, même quand il ne pleut pas, ça reste humide... et les herbes et autres mousses aiment ce climat. Entre les pavés, on trouve donc des herbes bien grasses et de la mousse qui rajoutent un peu de "glissant" à cette portion.

Bref, rien qui n'invite à rentrer là-dedans à toute vitesse, surtout quand on a pas l'habitude. On a beau être équipé d'un vélo doté d'un amortisseur au sein de sa douille de direction et de pneus un peu plus larges que d'habitude (28mm), le cycliste, lui, n'en mène pas large.

Les photos en noir et blanc ci-dessus sont trompeuses. D'une, parce-que le noir et blanc lisse un peu toutes les aspérités de cette "route", mais aussi parce-que la photo de gauche représente une portion récemment refaite, de 500 mètres de long, et donc dénuée d'herbe, de terre, ... et avec des pavés à peu près de niveau. On se dit que franchement, Arenberg, ce n'est pas si compliqué.

Puis viennent 1700 mètres restants, non refaits, encore dans leur jus. Ces pavés là sont nettement plus hostiles. La boue et l'herbe prennent le dessus sur le pavé. On en finit par regretter, en ce jour de pluie, les pavés, tant la boue mêlée à l'herbe rend le tout extrêmement glissant. Et je dois avouer, au bout de 100m de ce traitement, j'ai préféré renoncer et emprunter le chemin de terre situé sur la droite !

La réfection des 500 premiers mètres, qui continuera sur toute la tranchée par la suite, prend, tout son sens. Christian Prudhomme ayant même expliqué que ces travaux sont nécessaires, car "il y avait un risque important qu’en cas de pluie, nous ne pouvions plus emprunter cette Trouée."

Je le confirme, si les spectateurs attendent chaque année une nouvelle édition pluvieuse, les coureurs, eux, ne veulent pas du spectacle à tout prix. Savoir qu'ils rentrent dans ce secteur à plus de 50km/h pour le parcourir à 40km/h de moyenne, ça calme, surtout qu'ils sont en file indienne. Moi, j'ai bien pris garde de laisser 20m au moins avec le cycliste qui me précède.

Arenberg est une entrée... amère. Et on se dit que le menu qui nous est présenté, avec ses 4 et 5 étoiles, n'aura peut-être pas la saveur d'un repas chez un chef étoilé !

Les coureurs, qu'ils fussent professionnels ou amateurs sur la cyclosportive, auront déjà eu droit à quelques secteurs avec celui-ci (10 exactement, pour un total de 19km), mais pour moi, c'est une entrée en matière qui déjà, annonce la couleur.

Les autres secteurs s'enchainent, avec des noms qui raisonnent dans ma tête : Wallers à Hélesmes, Hornaing à Wandignies, Warlaing à Brillon, Orchies, Mons-en-Pévèle, Templeuve, Cysoing à Bourghelles, Camphin-en-Pévèle, carrefour de l'Arbre, Gruson et enfin Willems à Hem, en passant par le fameux Pont Gibus à un moment. Plus de 21km de pavés au total.

Plus de 100 000 pavés

En prenant, un peu au pif, une taille moyenne de pavé de 15cm, cela représente environ 140000 pavés à franchir. Certains, très rares, relativement faciles à passer. Mais la plupart sont un véritable enfer à passer.

Avec la pluie qui s'en mêle, on rentre sur chaque secteur avec un mélange d'excitation mais aussi de peur. Excitation, car je me dis que je vis un moment relativement rare, que beaucoup de cyclistes rêvent de vivre un jour. Mais il y a aussi la peur de chuter... et de casser un poignet ou une clavicule.

Le pavé, luisant, ne demande qu'à vous faire glisser. Il est conseillé de rester sur le haut du pavé (donc au centre vu que les routes sont bombées), mais ce n'est pas toujours évident. Parfois, la roue arrière glisse légèrement et vous ramène vers le bas. Remonter n'est pas chose aisée. Sur les bas côtés, des flaques d'eau, que l'on évite soigneusement, ne sachant pas si dessous, ce sont de sympathiques pavés ou un trou de plus de 10cm qui vous fera au mieux crever... ou vous éjectera du vélo.

Rentrer vite sur un secteur, c'est facile. Conserver sa vitesse une fois sur ces blocs de pierre demande de la force. A ce jeu, je ne suis pas le mieux armé. Chaque pavé qui se présente sous mes roues me ralentit, inexorablement. Il faut donc lutter, appuyer fort sur les pédales, pour maintenir une vitesse "honnête". Pour moi, ce sera entre 25 et 30km/h au mieux.

A ce rythme, je ne bats pas le pavé, c'est le pavé qui me bat... ou qui me secoue, tel un prunier. Chaque pavé devient un coup de marteau, un coup de poing, que dis-je, des coups de poings. Dans les pieds, les mollets, les cuisses, le dos, les mains, les bras, rien n'échappe à ses vibrations. Il faut avoir roulé au moins une fois sur ses pavés pour se rendre compte de ce que c'est, de la douleur que cela peut engendrer et de l'habileté et l'équilibre que cela demande pour rester sur le vélo.

Au fur est à mesure, on prend confiance. On sent que les pneus adhèrent et que plus on passe vite, moins ça vibre (tout du moins, moins le supplice dure longtemps) et moins on a de chances de tomber. Finalement, moins on réfléchit, mieux ça se passe. C'est donc gaz sur tous les secteurs. Un véritable entraînement par intervalles. On récupère plus ou moins entre chacun d'eux, et sur chaque secteur, on donne tout, en restant vigilant sur les nombreux trous et sur les trajectoires à prendre, si possible sans toucher les freins.

Les spécialistes conseillent de ne pas tirer sur le cintre, mais plutôt de pousser pour que la roue reste en contact avec le sol, mais aussi de ne pas trop serrer le cintre. Plus facile à dire qu'à faire. Sur le pavé, tu ne te bagarres plus avec tes adversaires, mais avec du minéral. Et le minéral est dur au mal. Le cycliste qui le défie doit l'être tout autant.

L'arrivée au niveau du carrefour de l'Arbre était pour moi comme un aboutissement. Ce mythique secteur est le dernier gros morceau et un des plus difficiles. Noté 5 étoiles sur l'échelle des difficultés par ASO (5 étoiles étant le plus difficile) sur une distance de 2.1km, ce secteur est clairement le plus difficile, surtout dans sa première partie.

Les pavés sont très disjoints avec de grosses différences de niveau entre eux et il y a énormément de gros trous. Même en VTT, ce doit être compliqué. Il faut rester très concentré pour placer ses roues au bon endroit. La chose n'est pas aisée quand le pavé est très bombé et rendu très glissant.

On se bat avec son vélo et on tente de rester en haut du pavé, mais parfois, ça glisse et on redescend. Remonter demande de la force et aussi un moment opportun.

Pour la petite histoire, j'ai parcouru ce secteur à 21km/h de moyenne... contre 40km/h pour les meilleurs. Peut-être aurais-je gagné 1 ou 2km/h sur pavé sec, mais guère plus.

Une fois passé ce secteur légendaire, place aux secteurs de Gruson et Willems à Hem, qui ne seront au final qu'une simple formalité, même si l'accumulation de trépidations sur les secteurs précédents a laissé des traces.

Après plusieurs kilomètres en ville, nous arrivons au vélodrome de Roubaix. Ce ruban de béton signe la fin d'une aventure, un aboutissement. Pour nombre de cyclistes, peu importe le classement, arriver ici est déjà un exploit.

Vu que tout était trempé, et malgré une bonne expérience sur piste étant jeune, je ne me suis pas risqué à monter en haut de la piste. Certains ont essayé et ont glissé. Je ne voulais pas risquer de casser une clavicule sur la fin de cette journée, c'eut été dommage !

Extrême privilège, j'ai pu prendre la douche dans les non moins mythiques douches de Roubaix, là où chaque vainqueur dispose de sa plaque commémorative. Si ces dernières ne sont quasiment plus utilisées par les coureurs, sauf rares exceptions, elles font partie intégrante du charme de ce Paris-Roubaix.

Même si je n'ai effectué qu'une petite partie du parcours, clairement, cette course est à part. A l'heure où beaucoup de courses se sont modernisées pour parfois devenir trop aseptisées, le Paris-Roubaix et ses pavés conserve sa spécificité. Même avec des vélos modernes, cet Enfer du Nord fait de chaque cycliste un "Forçat de la route". Comme si le temps s'était arrêté au début du 20ème siècle.

A n'en pas douter, je reviendrai un jour avec plaisir sur ces pavés, pourquoi pas pour un Paris-Roubaix Challenge. Je remercie sur le coup Specialized de m'avoir fait découvrir ces pavés. Si bien sûr cette invitation est avant tout à but marketing afin de communiquer sur un vélo, cela m'a permis de vivre plus qu'une simple présentation presse, carrément une véritable aventure !

Voici quelques photos prises au niveau du carrefour de l'Arbre, le lendemain, une fois que tout avait en partie séché, dans sa seconde partie, la plus "propre".